EVIN ASLAN.

aslan, evîn
FEAT GOLSHIFTEH FARAHANI

ligne de vie vingt-sept ans, premier février 1992. ligne de cœur célibataire, hétérosexuelle. provenance turque? qu'on lui demande, kurde qu'elle répond férocement. pour le grand public, c'est la turquie - mais dans son coeur, c'est le kurdistan. dersim pour origines, province berceau des violences contre son peuple - renommée de force tunceli. kurmandji, turc et anglais qui s'entremêlent, qui font fourcher sa langue parfois. histoire qu'elle s'évertue à faire entendre, faire vivre - le souvenir est trop vif dans sa tête, celui des fermiers décapités, des mères en devenir éventrées et séparées de leur enfant à venir, des familles déchirées. l'injustice qui l'embrase de tout son être. la colère. gagne-pain bibliothécaire à l'hôtel de ville, les étalages n'ont plus aucun secret pour elle - elle s'y retrouverait les yeux fermés. les grincements sont devenus familiers à ses oreilles - et les murmures, les silhouettes spectrales qu'elle peut croiser au croisement de deux allées aussi. ligne de tête tendance à se laisser guider par ses émotions, altruiste, réservée, protectrice, franche, étrange, fière, lunatique, maternelle, sensible, imprévisible, instinctive, enflammée qui en vient aux poings parfois, communicative, caractérielle, rancunière et vengeresse, perfectionniste, assurée, sociable. boule de cristal acceptance.

phobie ablutophobie,, la bouche qui s'ouvre et pousse un hurlement muet, étouffé - son qui ne quitte jamais sa gorge. les bras qui battent désespérément dans le vide alors que le corps se fait plus lourd, tombe encore plus bas. l'eau qui se referme sur elle, sarcophage translucide aux éclats morbides - les bras invisibles qui lui appuient sur le thorax. la panique, partout - dans les yeux, dans les veines, dans les tripes. juste elle, et l'eau. juste le sang qui tambourine à ses oreilles, éternel glas funeste. la noyade pour terreur, depuis des années, depuis sa rencontre avec la Mort. (para)psychologie sixième sens,, elle les voit, elle les entend. les esprits défunt, les égarés, les un peu moins égarés - voile qui s'est levé pour elle, quand mort et vie se sont toutes les deux serrées la main au-dessus de son corps flottant à la surface de l'eau. t'as eu de la chance, evîn qu'on lui a dit quand, quelques jours plus tard, elle s'est réveillée - quand toute l'eau du lac a quitté ses poumons. de la chance, hein ? ça a plus été de la chance, après. que des regards, et des commentaires. elle est bizarre, evîn. elle voit des choses que tout le monde ne voit pas. entend des choses qui, parfois, auraient été mieux enterrées. aimant,, elle a toujours attiré les bizarreries, evîn. il paraît que c'est un truc qui traîne dans la famille. des histoires de tante qui lisaient l'avenir dans le café, et qui ont fini par s'attirer les foudres des ancêtres - une concentration d'énergie dans un seul et même corps qui s'est fait sur plusieurs générations, au fil du temps. une petite chose enflammée qui attire les esprits comme des animaux trop curieux, victimes de leur instinct hurlant. cible pour certains, statue curieuse pour d'autres - tantôt victime, tantôt objet d'intérêt. croyance(s) ça a toujours faire partie de son monde, à evîn. djinns, mauvais oeil, esprits ... on lui a toujours dit d'éviter d'attirer l'attention des mauvaises énergies. de vieilles histoires familiales qui traînent depuis plusieurs générations - des tantes qui lisaient l'avenir dans le café, les ancêtres qui ont décidé de les mettre en garde : et evîn qui est née, avec cette particularité étrange qui faisait que plein d'étrangetés se passaient autour d'elle. des lumières qui se mettaient à disjoncter, parfois - des verres qui tombaient de la table, sans que personne ne soit autour. des rires d'enfants qu'on entendait parfois dans le couloir - mais aucun enfant à l'horizon ... evîn, elle a toujours eu connaissance de ce monde. il a toujours fait partie de sa vie, de sa culture. elle a appris à vivre avec - ou c'est ce qu'elle veut se faire croire. elle y travaille encore, quelque part. c'est que, les esprits sont imprévisibles - qui peut réellement les comprendre, à part eux-même ?

Le souvenir le plus lointain qu'elle a, c'est les odeurs de thé noir mêlées à celles des épices.
Et les notes fredonnées par les tantes, les cousines, les soeurs, la mère - pendant qu'au loin les oncles, les cousins, les frères, le père éclatent de rire.

Le soleil tape, fort - et les vignes grimpent au mur jusque très haut.
Les raisins, verts, n'attendent que d'être cueillis.

C'est l'été à Dersim.

C'est l'été, et les montagnes sont vertes - pleines de vies. C'est là-bas qu'elle est née, Evîn. Au milieu des montagnes et des vignes - entourée de vie, de pierres, et de souvenirs macabres.

C'est là-bas qu'est son coeur, Evîn.
Au milieu des montagnes et des vignes.
Caché entre les coquelicots, au milieu des vallées.
Perdu, enseveli, vivant.

Evîn, ça a toujours été l'enfant qui faisait murmurer tout le village. Celle qui se mettait dans ses situations impossible - celle qu'on soupçonnait d'attirer les (mauvais) esprits. C'est que, d'un côté, ils avaient pas torts, les voisins. Descendante d'une famille aux liens un peu trop serrés à ceux des morts, tantes qui lisaient un peu trop dans le café au goût des uns et des autres.

Et une gamine qui traînait les événements étranges derrière elle, comme une chaîne.
Démon.

On lui disait toujours de ne pas jouer près du lac, que les mauvais esprits l'y attireraient et la tireraient jusqu'au fond pour la manger. Elle n'y a jamais cru, et s'approchait toujours de plus en plus - jouait avec ses amis, ou seule parfois. S'amusait à faire des ricochets, ou à regarder les animaux s'y abreuver - caressait, parfois, candidement les chèvres et les moutons des bergers du coin.

Un jour, Evîn est morte.
Ou presque.
C'est que, pendant un court instant, le voile séparant vivants et morts s'est levé pour elle - de façon très ténue, mais suffisant pour changer sa vie à jamais.

Elle aurait dû écouter maman, Evîn. Faire comme papa lui disait. Regarder de loin, sans s'approcher.
Il faisait froid, ce jour-là.
C'était en hiver.

Elle voulait juste s'approcher des perce-neiges.
En ramener une à maman.

La glace avait l'air solide, pourtant, quand elle avait posé le pied dessus.
Le deuxième aussi.

Pourtant, le craquement lugubre à la surface de l'eau après quelques et la sensation du sol se dérobant sous ses pieds lui arracha un cri - noyé par l'eau glacée, bien assez vite.

Aucune réaction, au premier abord. L'eau gelée la paralyse sur place alors qu'elle se sent couler, encore et encore, de plus en plus profond. Noir, partout - juste la lumière du soleil à travers le trou dans la glace qui l'accompagne, unique témoin de la Mort qui arrive.

Et les mains qui semblent lui appuyer sur le torse, s'accrocher à ses chevilles pour la tirer de plus en plus profond dans l'eau - jusqu'à toucher le fond. Les vêtements de laine qui l'empêtrent, l'empêchent de bouger - la panique qui lui bouffe le ventre, et les mains qui comment à s'agiter faiblement - à tendre les bras vers la rayon de lumière qui traverse l'eau.

Les paroles de maman et de papa qui résonnent dans sa tête, alors qu'elle se sent partir. Ne joue pas près du lac ! Ah, elle aurait dû les écouter. Peut-être qu'elle en serait pas là, Evîn.

Y a quelque chose qui l'attrape par la hanche, alors que les yeux se ferme. Une main ? Un bras ? C'est bizarre, comme sensation. Le sang tambourine à ses oreilles - le bruit du silence est assourdissant, alors que son corps remonte à la surface par elle ne sait quelle sorcellerie.

Elle se laisse porter, poupée de chiffon molle et désarticulée - n'a même pas la force de prendre une respiration une fois à la surface.
Est-ce qu'elle est morte pour de bon ?

Entre les paupières entrouvertes, un visage souriant - une femme aux sourcils très bruns, aux yeux très bleus et aux cheveux recouverts d'un foulard fleuri. Un teint basané, mais pâle à la fois - elle cligne des yeux, et plus rien.
La femme est partie.

C'est un berger qui la trouvera quelques minutes plus tard et alertera le village - elle restera clouée au lit pendant des semaines, Evîn. Sa vie a changé, après ça.

Elle s'est mis à voir des choses, voir des gens que personne ne voyait. Tu es folle ! qu'on lui criait quand elle jurait avoir vu des enfants courir dans les champs. Des enfants avec de la peau sur les os, et les pieds sales - vêtus de haillons. Les enfants des massacres qui ont été masqués, des massacres qui ont eu lieu sur ces terres ensanglantées.

Tu es folle ! qu'on lui hurlait quand elle jurait qu'une femme aux yeux bleus l'avait sauvée. Personne n'a les yeux bleus dans le village ! Et personne ne la croyait quand elle jurait avoir entendu des hommes chanter des chants guerrier à la lisière de la forêt.

C'était juste sa parole, et personne pour la croire.

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Ils ont quitté le pays quand Asmîn est née. Ciwan voulait pas partir - Evîn non plus. Elle voulait rester ici pour toujours, dans les montagnes - c'est qu'elle les aimait tant, ses montagnes. Elles étaient si belles.

Elle avait huit ans.
Huit ans quand ils se sont installés à Exeter.

Le village était devenu trop pauvre, tout le monde partait. La famille aux Etats-Unis leur a dit de venir, que c'était mieux là-bas. Qu'il y avait du travail, que c'était plus facile. Alors ils sont partis, ils ont quitté le village - et son coeur, à Evîn, il est resté là-bas. Dersim lui manque. Les montagnes lui manquent.

Exeter est morbide. Exeter a une odeur de mort.
La ville est étrange - comme elle.
Elles se sont bien trouvées, toutes les deux.